Surprise, mystère et ironie dramatique : quel choix pour l’écrivain ?
J’avais écrit un billet sur la notion de Conflit, telle que présentée par l’excellent ouvrage de référence, la Dramaturgie de Yves Lavandier. Le Conflit est le moteur principal du lecteur comme du spectateur : pas d’action, pas de conflit et il est alors peu probable que l’histoire « accroche ». Mon pire souvenir en la matière est cinématographie : le film L’Ennui, sorti en 1998. Il ne s’y passe RIEN, conformément à ce que laissait entendre le titre… Le Conflit est purement interne, en mode « questionnement existentiel », ce que le 7ème Art peine à traiter : difficile de représenter les pensées à l’écran. Piégé dans la salle de cinéma, je n’ai jamais autant remué sur mon siège ! Si cela avait été un livre, je l’aurais reposé très vite… et oublié (nota : la Presse avait encensé ce film… très mal reçu par le public. No comment.).
Le Conflit est donc primordial en matière de Dramaturgie, mais il existe un autre moteur pour le lecteur : les informations distillées et la manière dont elles sont distillées par l’auteur. En matière de littérature comme en matière de cinéma, il est indispensable de transmettre de l’information au lecteur (ou au spectateur) sur l’intrigue et notamment sur les conflits que vivent les protagonistes.
La littérature dispose de bien plus de « moyens » pour transmettre des informations au lecteur que le cinéma n’en a pour le spectateur, et c’est ce qui fait du roman un puissant véhicule… et qui en même temps est plus exigeant pour le lecteur, lui demande davantage d’efforts. L’auteur peut recourir à des descriptions, à des dialogues, à des personnages secondaires, mais aussi à des pensées intimes.
La vraie question est celle de la quantité et de la qualité des informations transmises. Car la lecture constitue une relation tripartite entre :
- L’auteur, qui dispose (normalement !) de TOUTES les informations
- Le lecteur, qui au début du roman n’a (quasi)aucune information et qui va entrer dans l’histoire au rythme des informations distillées par l’auteur
- Le(s) protagoniste(s) qui dispose de nombreuses informations (sa vie, son histoire) mais qui n’a pas accès à tout (et dont tout n’est pas intéressant pour le récit)
Quelle place pour le lecteur ?
Le lecteur a certaines exigences dans cette relation tripartite dont il ne veut pas être le parent pauvre ! Dans la Dramaturgie, Lavandier postule un positionnement inefficace : celui où le protagoniste en sait davantage que le lecteur, et où l’auteur ne permet pas au lecteur de rattraper son retard (ou pas assez vite !). C’est encore pire si l’auteur insiste bien sur cette lacune dans les connaissances du lecteur.
Quelques exemples littéraires SFFF :
- Des mystères agaçants dans le magnifique Seigneur des Anneaux : Gandalf dispose de beaucoup d’informations sur la Terre du Milieu, sur son histoire, sur Sauron même. En soi, pas de problème, sauf quand Tolkien fait parler Gandalf par bribes mystérieuses au sujet de ce background qui au final ne nous est pas partagé. Personnellement, ça a tendance à m’agacer (il n’empêche que cette saga reste exceptionnelle, du fait de la théorie des deux facteurs évoquée dans cet autre billet).
- Idem dans le Messie de Dune, qui est à mon avis le roman le plus faible de la série (à l’exception du final catastrophique, le 8ème tome publié bien après la mort de Frank Herbert) : Paul connaît l’avenir (forcément !) mais il ne le partage pas vraiment avec nous, le lecteur est mis à l’écart et a bien du mal à s’intéresser à l’intrigue. La grande menace ne sera finalement dévoilée que deux tomes et plus de mille pages plus tard dans l’excellentissime Empereur-Dieu de Dune.
- Autre loupé à mon sens, Entre Troll et Ogre dont j’avais fait une chronique peu élogieuse, malgré le réel talent d’écrivain de l’auteure. Dans le premier chapitre, Arsouille, vieux troll, reçoit une lettre de son frère jumeau Arpète. Fin du premier chapitre : « Comment est-ce possible ? Il ne l’a pas vu depuis cinquante ans. Et pour cause : Arpète est un ogre. » Bon. Ils sont jumeaux, mais pas de la même « race » magique et cela semble naturel à Arsouille. A l’auteur aussi, j’espère. Pour ma part, j’ai décroché, me sentant « étranger à leur délire ». On se prend en pleine tête un univers complet sans avoir le temps d’y être immergé, c’est désagréable.
Le positionnement idéal du lecteur se situe entre l’auteur et le(s) protagoniste(s) : il en sait nécessairement moins que l’auteur (qui dispose là de certains moteurs) mais davantage que le(s) protagoniste(s), ce qui constitue un autre moteur de lecture, et pas des moindres. On va y revenir.
Surprise, mystère et ironie dramatique
La Surprise
La Surprise, c’est le fait de cacher complètement des éléments pour les révéler tardivement en mode « claque dans la g***** » au lecteur. C’est très gratifiant pour l’auteur, en général très content de lui (et à juste titre, tant c’est compliqué à mettre en œuvre !) dans la durée. C’est très gratifiant pour le lecteur… mais de façon très momentanée.
L’exemple type, c’est le film le 6ème Sens : je ne dévoile pas la fin, pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui ne l’auront pas vu. Elle est surprenante. Elle fonctionne comme une grande claque. On revoit le film pour bien la comprendre (sans atteindre le même plaisir). Et puis, c’est fini. D’ailleurs, ce n’est pas innocent s’il ne repasse pas très souvent à la télévision, contrairement aux films d’action américains ou aux comédies françaises. La surprise est éphémère et le plaisir qu’elle suscite ne se renouvelle pas.
Car la surprise est un moteur intellectuel, qui véhicule finalement assez peu d’émotion. C’est l’un des moteurs principaux de lecture des polars et de certains thrillers, comme Le Vol des Cigognes de Grangé. Sauf qu’une fois éventée, on n’y revient pas. Et pourtant, de nombreux auteurs misent beaucoup trop sur la surprise au détriment d’autres procédés au moins tout aussi intéressants.
Le Mystère
Le Mystère, c’est le fait de livrer une information insuffisante au lecteur. Je cite Lavandier :
« le mystère en dit à la fois trop et pas assez. »
Ce qui peut donner une impression de supériorité de l’auteur sur le lecteur, une forme d’élitisme aux relents vexatoires.
Je cite de nouveau Lavandier :
« Il arrive que le mystère soit généré par l’incompétence de l’auteur à renseigner suffisamment et correctement son public. C’est souvent l’impression que laissent ces films « d’auteur », dont on ne comprend pas grand-chose (NDLR : L’Ennui ?), et que les esprits (éclairés, eux) qualifient d’ambitieux et de fragiles. »
A mon avis, les deux cas existent : petit plaisir élitiste d’auteur (cf. Tolkien !) mais aussi incompétence, que les bêta-lecteurs doivent traquer sans relâche ! (Vous sentez le vécu d’auteur, là ?)
A petite dose, le mystère fonctionne, il s’agit d’un moteur intellectuel qui peut créer du suspense, quoique paradoxalement moins que :
L’Ironie Dramatique
L’Ironie Dramatique, c’est le fait pour un personnage d’ignorer des informations importantes, alors même qu’il y a source de conflit et que le lecteur le sait.
Un exemple cinématographique typique : Titanic. Personne n’a été voir le film en imaginant être confrontée à une surprise finale. Alert Spoil : le bateau coule à la fin. Est-ce que cela a empêché ce film d’être un méga succès planétaire ? Non.
Le moteur de l’ironie dramatique est émotionnel, contrairement à la surprise et au mystère : le lecteur sait que le(s) personnage(s) va(ont) dans le mur, il sait que ça va mal finir (sans pour autant savoir jusqu’à quel point !), et il a envie de les avertir, comme les enfants devant un spectacle de Guignol. Le lecteur vit alors davantage l’histoire, il a envie d’y entrer, de s’y immerger. Son cœur va battre pour les personnages. Ca tombe bien, l’émotion est au cœur de toute bonne dramaturgie.
En Fantasy, les exemples sont légion :
- Dans la Belgariade d’Eddings, la marque de naissance de Garion est l’installation d’une ironie dramatique : le lecteur sait très bien qu’il pourra toucher l’orbe d’Aldur, alors même que Garion (parfois un peu couillon) le comprend seulement lorsqu’il a le nez dessus.
- Dans le Fou et l’Assassin de Hobb, la nature de Prophète Blanc d’Abeille ne fait l’objet d’aucun doute pour le lecteur. Fitz (lui aussi un peu couillon) met du temps à comprendre…
- Dans La Roue du Temps de Jordan, les exemples abondent : entre la nature de Rand (la quatrième de couverture de mon édition suffit à créer de l’ironie dramatique diffuse, on sait bien que c’est lui, le Dragon réincarné) et les Réprouvés infiltrés chez les Aes Sedai, il y a de quoi faire.
Il existe un « outil » intéressant pour installer l’ironie dramatique et qui est surutilisé en Fantasy : le prologue. Il permet l’installation d’un monde complet, pour informer le lecteur et lui donner des clés de compréhension supérieures à celles des personnages. L’ironie dramatique s’installe… Faut-il encore que le contenu du prologue contienne lui-même du conflit, sinon, c’est vite très chiant.
D’ailleurs, certains romans mettent en œuvre davantage de mystère que d’ironie dramatique dans leur prologue, et souvent, je trouve cela raté. D’une part, j’ai du mal à m’intéresser à des mystères d’un monde dont j’ignore tout, avec des personnages auxquels je ne me suis pas encore attaché. D’autre part, la résolution du mystère arrive alors si tardivement que je l’avais zappé. Exemple : le prologue de La Roue du Temps qui fait plutôt pschitt (alors même que Robert Jordan utilise très bien le procédé de l’ironie dramatique dans toute la saga !).
Mélange de Surprise, de Mystère et d’Ironie Dramatique
Le top du top, c’est le mélange des procédés scénaristiques. Si le lecteur est bien positionné, entre l’auteur et le(s) protagoniste(s), il aura accès à de nombreuses informations ignorées des personnages : il y a création automatique d’ironie dramatique, avec toute la motivation émotionnelle de lecture qu’elle véhicule. Charge à l’auteur de distiller surprises et mystères pour ce qui reste ignoré du lecteur et varier les plaisirs.
A noter que l’ironie dramatique est si puissante qu’elle peut même transformer des surprises de première lecture (exemple : certains morts dans les derniers tomes de Harry Potter de Rowling…) en ironie dramatique très gratifiante lors de relectures (oui, je suis un grand adepte de relecture, j’ai dû lire une bonne douzaine de fois toute la saga Harry Potter !). Et n’est-ce pas l’objectif ultime de tout écrivain ? Toucher des lecteurs qui deviennent relecteurs, encore et encore ?
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(1 commentaire)
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