Kaïane – nouvelle de Science-Fiction
La cité s’éveille. De rares véhicules glissent sans bruit sur les chaussées désertées. L’horizon, au-delà des tours et barres d’habitation, se teinte de carmins, aux nuances cinabrines et prune, qui estompent les délicats croissants des deux lunes jumelles. Mille cris d’oiseaux jaillissent des arbres qui bordent la route et, un à un, les réverbères de la mégapole s’éteignent, tandis que le soleil encore invisible baigne la ville dans une fugace aube rosée.
Puis le silence : les oiseaux se sont tus.
***
Kaïane s’éveille. La douleur l’assaille de nouveau, ce n’était qu’un court répit. Son épiderme est rongé, parsemé de crevasses et de boursouflures. Une impression cuisante. Seule la chaleur du soleil sur son flanc la réconforte. C’est une preuve qu’elle n’est pas encore morte, contrairement à ses sœurs. Des spasmes de souffrance déchirent ses entrailles. Du pus, épais, visqueux, dégouline d’abcès noirâtres. Percluse de douleur, elle lance un appel déchirant à tous ceux qui peuvent l’entendre. Oh, Martin, Martin… Il l’aidait, autrefois, mais il n’est pas venu depuis si longtemps. Personne ne l’entend. Elle crie son désespoir.
***
Dans sa chambre à coucher, la petite Emilie se réveille en sursaut. Elle tâtonne sur la table de nuit et y trouve ses lunettes qu’elle chausse. L’angoisse lui serre le cœur. Les volets laissent filtrer un peu de lumière. Sa mamie lui a offert une horloge en forme de chat, dont les aiguilles, fluorescentes, tiennent lieu de moustaches. Elles brillent encore légèrement dans la timide obscurité de la pièce, et affichent cinq heures trente. Emilie a envie de pleurer.
Dehors, des ondes infrasonores chassent les oiseaux qui, l’instant d’avant, chantaient à tue-tête. Ils s’envolent en un bruyant nuage de plumes.
Dans le tiroir d’une armoire, l’aiguille d’une boussole tourne sur elle-même, hésite, puis redémarre.
Dans une cave, un soupirail vomit soudain un torrent de boue.
Personne ne voit ces signes.
Emilie se lève et ouvre le volet. La ville s’étend sous ses yeux, calme et ordinaire. L’air vif transporte des odeurs de fleurs et de pain grillé. La petite fille colle sa tête contre le barreaudage froid du garde-corps. Des bouffées d’angoisse la submergent.
Tout à coup, elle en prend vraiment conscience : elle la sent. Ou l’entend. Une vibration sourde, aux limites de l’audible. La vibration devient grondement. Le grondement devient grincement. Le sol tremble.
***
Sylvain déambule sur la pointe des pieds dans son appartement silencieux. Il est le premier debout. Un rendez-vous important le force à se lever aux aurores tandis que sa femme Marie reste bien au chaud sous la couette : la vie est dure.
Sur le buffet du salon, il ramasse son bracelet GCM – Générateur de Commandes Mentales – et le passe au poignet. Mentalement, il ordonne le lancement de la machine à café, l’allumage de l’écran plat et l’ouverture du volet de la cuisine. Une impulsion rouge lui signale que le GCM n’a pas compris sa demande. Sylvain soupire. Il n’a jamais été doué avec ces dispositifs. Déjà, gamin, il préférait mille fois se promener en forêt que passer des heures devant un écran ou à essayer – en vain – de faire fonctionner l’un des derniers gadgets technologiques tant prisés de ses copains.
Plus lentement, il pense à la cafetière, au programme télévisuel du matin et à la lumière du soleil par la baie vitrée. Une impulsion verte lui indique que ses ordres sont transmis aux différents appareils. Il opère un petit détour par la chambre de Julie – roulée dans ses draps – et celle de Mathieu – en croix au milieu de son lit – pour voir si tout va bien. Silencieusement, il ordonne au GCM de monter le chauffage de la salle d’eau pendant son petit-déjeuner. Quand il entre dans la cuisine, des images déformées défilent sur l’écran incrusté au mur. Un journal télévisé. Sylvain ressent un frisson d’angoisse : il est en retard. Il vérifie l’heure à la pendule.
Non, il est dans les temps. Il réalise alors que c’est le journal qui est en avance. Il GCMise l’augmentation du volume. Un présentateur en costume anthracite apparaît. Il prend la parole d’une voix qui se veut rassurante. Peine perdue. Son visage de cendre est plus honnête que lui : il déclare clairement que la situation est catastrophique.
— … garder son sang froid. L’armée a déjà été déployée dans les régions touchées par ces violents séismes… Information de dernière minute, nous apprenons que la capitale du…
— Chérie ! appelle Sylvain tout en commandant mentalement à son réveil de sonner.
— … partiellement détruite par un autre tremblement de terre de magnitude encore indéterminée. Tout porte à croire qu’un incroyable séisme secoue notre planète à l’échelle mondiale. Voici quelques images en direct de…
Marie entre dans la cuisine, les yeux embués et les cheveux défaits. Elle arbore une mine résolument désapprobatrice. A la vue des images qui défilent sur l’écran, elle se fige. Sa bouche s’ouvre de stupeur. Au cœur des arrondissements populaires d’une mégapole, une faille large de plusieurs centaines de mètres traverse des rues, des quartiers entiers. Une barre d’immeuble a été coupée en deux, ses appartements effondrés au fond de ce trou béant. Probablement avec ses occupants. Un nuage de fumée brouille cette scène d’apocalypse. Heureusement, pense Marie. L’odeur du café, alléchante dix secondes auparavant, la rebute désormais. Elle a envie de vomir.
***
Kaïane a voulu la prévenir… Elle n’aime pas les voir mourir. Elle se sent tellement proche d’eux. Mais c’est toujours pareil au bout du compte : elle a beau vouloir les aider, les protéger, ils finissent par se désintéresser d’elle. Alors, ils l’oublient…
La conscience ténue de la petite fille a réagi en écho à son appel désespéré. Pourtant, elle n’a pas écouté. Fuis ! Fuis ! Le sol tremble. Kaïane éprouve la pire des frustrations. Elle ne peut qu’observer la chute de la petite fille sans réagir. Elle tombe. Sa conscience éclate comme une bulle de savon.
A la douleur physique vient s’ajouter celle plus insidieuse de la désolation et du remord. Kaïane voudrait tant qu’on l’écoute. Elle voudrait tant les sauver… Elle hurle.
***
Sylvain ne prête plus attention à sa femme, ni au café qui s’écoule lentement. Il ferme les yeux. Des souvenirs l’assaillent : le plaisir d’une course gagnée contre son frère, sur une plage de sable fin déserte ; l’odeur entêtante de l’humus lors d’une randonnée ; l’excitation du galop sur un cheval nerveux. Il se revoit à la ferme, aujourd’hui disparue, de son grand-oncle. Sylvain éprouvait une telle fascination pour les animaux qu’il passait tout son temps entre la basse-cour et l’étable. Il pouvait passer des heures dans le foin odorant, à observer une poule avec ses poussins. Il caressait les veaux, donnait de l’herbe aux lapins, ramassait les œufs là où son oncle ne pouvait accéder. L’odeur de la bouillie des cochons le mettait toujours en appétit et il adorait traquer les chatons, innombrables, qui traînaient à l’étable et ne refusaient jamais un jeu. Cette communion était aujourd’hui révolue.
A ces souvenirs succède une intuition fulgurante, qui imprime dans son esprit les images très nettes de la destruction de sa ville. La terre va se déchirer et trembler. L’immeuble, ébranlé, s’écroule en monceaux épars. Pendant la longue chute, ses enfants pleurent, hurlent… La lave jaillit de la plaie béante en vrombissant et engloutit les œuvres humaines.
L’homme secoue la tête, pris d’horreur. Son rythme cardiaque s’emballe. L’adrénaline jaillit dans ses veines. Ses mains tremblent. Il ne sait pas comment l’expliquer, mais il éprouve la conviction que ce qu’il vient d’imaginer va se produire sous peu s’il ne réagit pas. D’une voix croassante, il ordonne à sa femme :
— Marie, va réveiller les enfants, on part.
— Mais…
— Ne discute pas ! hurle-t-il.
Il s’empare d’un sac à dos et entreprend d’y vider leurs réserves de nourriture en boîte, les biscuits, tout ce qui pourra se conserver quelques temps. Ses mouvements sont désordonnés. Il renverse un carton de riz.
Marie n’a pas bougé. Leurs regards se croisent. Il ne sait pas ce qu’elle lit dans le sien, mais elle fait volte-face et court réveiller Julie et Mathieu. Il continue à empaqueter ce qu’il peut. Ses yeux hagards parcourent la pièce. Il n’arrive plus à réfléchir. Les minutes passent. La panique qui noue son estomac l’empêche de raisonner. Sur l’écran défilent des scènes de chaos.
***
Le glisseur gravifique déchire la nuit. Seuls les sifflements du vent sur la carrosserie du véhicule viennent rompre le silence qui dure depuis des heures dans l’habitacle. Les formes sombres d’habitations dévastées défilent à l’extérieur, mangées par les ténèbres. Ils ne croisent personne.
Marie se demande si son mari a sombré dans la folie. Son agitation incompréhensible l’avait convaincue de lui obéir. Julie était déjà réveillée et pleurait doucement, comme si elle savait ce qui se passait au loin. Mathieu avait ronchonné. Ils avaient ramassé tout ce qu’ils pouvaient, avant de descendre au garage souterrain et de charger le glisseur. Sylvain avait démarré en trombe, poussé par une urgence qui restait étrangère à Marie.
A peine avaient-ils quitté la ville que la terre se mettait à trembler. Leur immeuble s’était écroulé comme un château de cartes. Mathieu, qui n’avait pas cessé de bougonner jusque là, devint muet. Ils n’avaient pas beaucoup parlé par la suite. Aux questions de sa femme, Sylvain répondait toujours par un laconique : « je ne sais pas… ». Le premier soir, ils mangèrent sur le bas-côté, au milieu d’une campagne encore épargnée. Julie, blême, était perdue dans ses pensées et paraissait aussi peu présente que son père. D’une certaine manière, seul Mathieu tenait compagnie à sa mère en se comportant comme à son habitude, même si la situation n’avait rien d’ordinaire.
Ils avaient voyagé pendant trois jours, à contre-courant du flux principal des glisseurs en fuite. Mû par son intuition, Sylvain évitait les routes coupées en deux, les bouchons inextricables, … Il se contentait de suivre son instinct et de glisser. La terre s’était soulevée plusieurs fois à leur passage. Les sustentateurs à photons du véhicule, tout neufs, avaient encaissé les mouvements du terrain.
Le glisseur ralentit. Marie jette un œil à son mari et constate qu’il fixe un point invisible sur sa gauche.
— Papa, tu as vu ? s’exclame Julie.
Sa mère se demande de quoi elle parle.
— Vu quoi ?
Julie se tourne vers sa mère et la dévisage avec surprise.
— Elle n’est pas assez grosse cette cathédrale ?
Ils se trouvent aux abords d’une ville détruite et Marie ne voit aucun édifice. L’inquiétude fouaille ses entrailles. Sylvain arrête le moteur et sort. Julie l’imite.
— Mathieu, tu vois quelque chose ? demande Marie d’une voix trop aiguë.
— Non, maman…
La femme ne voit que des terrains vagues ravagés vers lesquels marchent son mari et sa fille.
Sylvain est émerveillé. Cette basilique, intacte, perdue au milieu de nulle part, est magnifique et lui donne envie de pleurer. Ancrés profondément dans la terre, ses murs d’albâtre reflètent les rayons du soleil couchant. Elle jette vers les cieux ses flèches effilées et ses pinacles qui surplombent des arc-boutants arachnéens. Une porte aux battants grand ouverts invite à la visiter. Le père attrape la main de sa fille et, ensemble, ils pénètrent dans le majestueux édifice. Tout à sa fascination, partagée avec Julie, il en oublie sa femme et son fils.
Des murmures imprègnent les lieux et les accueillent. Ce sont des chants, qui mêlent voix masculines et féminines en un chœur délicat à peine audible, dont l’écho se fond dans l’ensemble en une unité divine. Sylvain et Julie traversent la nef, touchés par la beauté de ce chant insaisissable. Un autel baigné de lumière les attend. Les voix s’éteignent une à une, à la façon des étoiles au petit matin.
— Martin ? C’est toi, Martin ?
— Euh… Non… Je suis Sylvain et voici ma fille, Julie.
***
Ce sont les premiers à venir… Il n’y en aura pas beaucoup. Sylvain, Julie. Ceux-là ont entendu sa mise en garde et ils se sont enfuis à temps. Elle les a guidés pour les épargner et entamer un nouveau cycle. Sylvain a toujours été proche d’elle, à l’écoute de son environnement. Sa fille présente la même inclination, mais elle n’a pas encore eu l’occasion de communier avec Kaïane… Dommage que la mémoire des humains soit si périssable. Tôt ou tard, ils se multiplient tellement qu’ils déséquilibrent le partenariat avec la Terre et, inévitablement, de symbiotes, ils en deviennent parasites. Ils ne se souviennent jamais…
***
Sylvain réalise qu’il n’est même pas étonné de ces paroles surgies de la pierre. Un silence troublé succède à sa présentation. Puis la voix reprend :
— Ah, mon Martin… Il a disparu depuis si longtemps… J’ai mal…
— Que pouvons-nous faire pour vous aider ? demande l’homme.
Un éclair déchirant lui répond.
Sylvain ne voit plus rien. Il ne sent plus son corps. Il flotte. Une douleur ténue et diffuse titille sa conscience assoupie. Cette douleur enfle, des brûlures l’assaillent mais il ne peut pas leur échapper. Il a l’impression d’être engoncé dans une carapace. Il lui semble entendre un murmure, scandé en deux temps, semblable au pouls d’un animal démesuré. Kaïane, Kaïane, Kaïane, Kaïane, …
Sylvain se sent aspiré dans un malstrom de sensations étranges. Des souvenirs. La douce chaleur du soleil sur son dos, la rectitude des lignes magnétiques qui le parcourent. Le plaisir d’un fragile équilibre sur la couche dure de son organisme. Kaïane, Kaïane, Kaïane, Kaïane, … Puis le temps s’écoule… Des créatures microscopiques pullulent sur sa carapace. Leurs consciences s’additionnent et élèvent la sienne. La symbiose opère : l’hôte s’éveille à son univers et entretient la vie à sa surface.
Mais les créatures se multiplient. Elles creusent des galeries, construisent des monticules, perturbent les lignes magnétiques avec des ouvrages métalliques qui balafrent sa surface. Elles rompent l’équilibre biologique de son organisme, polluent ses fluides vitaux.
Ce sont des humains, une autre civilisation, un autre temps. Il découvre des villes engorgées par des véhicules à roues, des usines fumantes aux rejets délétères, des élevages intensifs aux proportions effrayantes. Une autre civilisation, très semblable à la sienne.
— Martin… Comme toi, il m’écoutait… Il se qualifiait de « doux rêveur »…
L’image d’un homme trentenaire s’impose à Sylvain. Ce Martin harangue une foule disparate lors d’un meeting écologique. Sylvain partage un instant son espoir et sa passion.
— Il a tenté de leur faire entendre raison. Pendant ce temps, je souffrais, encore et encore. Alors, je l’ai rappelé. Je lui ai dit que j’allais devoir sacrifier une partie de votre espèce.
Sylvain ressent la déception de Kaïane, la peur qu’elle éprouve à l’idée que les hommes meurent une fois pour toute. Il partage cet ancien sacrifice : la Terre plisse l’espace pour attirer un astéroïde. Celui-ci percute la planète et décime cette population humaine aliénante.
La Terre s’accroche à la vie. La folie la guette, elle lutte pour ne pas sombrer. Puis, petit à petit, la nature reprend son cours. Elle guérit. Guidés au début par Martin, les humains se développent de nouveau. Des temples en l’honneur de Kaïane sont érigés. L’équilibre biologique est rétabli. Seule preuve du cataclysme : la nouvelle lune qui gravite autour de la Terre.
Mais les hommes finissent par oublier… Leur technologie progresse. Ils s’éloignent de leur mère nourricière et abîment son corps. Sylvain découvre son monde, où d’immenses agglomérations occupent la majeure partie de territoires rongés par l’activité des siens. Il ressent la souffrance de la Terre. Ce ne sont plus des souvenirs, mais son indicible présent. De nouveau, Kaïane est en proie à la folie et à la mort.
— Je ne veux pas devenir une coquille desséchée, comme mes sœurs. Tu es un rêveur aussi, Sylvain. Fonde une nouvelle civilisation.
***
Le village s’éveille. Un chat glisse entre les ombres, et les braises rougeoyantes d’un feu mourant font étinceler ses yeux absinthe. L’air s’emplit de chants d’oiseaux. Les habitants émergent des huttes et s’attellent à leurs tâches matinales. Mentalement, ils saluent Kaïane. Les plus sensibles ressentent l’effleurement satisfait de la conscience de leur planète. Le soleil levant peint sa toile rouge et or dans le ciel dégagé, traversé par un vol de cigognes. Les trois lunes de la Terre s’estompent…
FIN
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