Conseils d’écriture : la Dramaturgie et le Conflit
La Dramaturgie de Yves Lavandier aura été une grande découverte pour moi, découverte qui date déjà de pas mal d’années. C’est un ouvrage essentiel pour tout aspirant scénariste, metteur en scène, mais qui sert au quotidien l’écrivain – même si l’auteur explique très bien la différence entre dramaturgie et littérature – et d’autres métiers, comme ceux de la communication.
C’est véritablement un ouvrage de référence de toute action de storytelling, dont le roman n’est qu’un cas particulier : il met en application de façon très concrète les théories de la psycho-sociologie.
Du coup, suite à la demande de certains, je vous propose une petite synthèse, qui devrait largement inspirer les (wannabe) écrivains de tous poils. Ceci n’en est que le premier billet : le livre d’origine est énorme, et une simple synthèse dépasse de loin le format admissible pour un billet de blog ! Mais si cela vous intéresse, je pourrai revenir sur les autres notions que je n’aborde pas aujourd’hui (dont la très importante ironie dramatique).
Pour ce billet, je voudrais porter l’accent sur l’élément-clé de toute bonne dramaturgie : le Conflit. Ce n’est qu’une synthèse, si vous voulez découvrir toute la subtilité de la pensée de Lavandier, n’hésitez pas à lire les 619 pages de sa bible ! Faut s’accrocher, mais c’est passionnant.
Le Conflit : l’élément essentiel
L’équation du Dramaturge
Yves Lavandier décrit la chaîne de base du drama comme suit :
Personnage – objectif – obstacles – conflit – émotion
Un personnage cherche à atteindre un objectif et rencontre des obstacles, ce qui génère du conflit et de l’émotion, pour le personnage, mais aussi pour le spectateur.
Cette définition est claire : véhiculer de l’émotion est l’objectif de tout dramaturge et de tout écrivain.
« Il suffit de prendre un personnage, de lui donner un objectif et, surtout, de – ne pas oublier de – lui mettre des obstacles pour qu’aussitôt tous les êtres humains de la planète comprennent ce qu’il ressent et, donc, s’intéressent à lui. »
Cette émotion est donc une résultante du trio personnage – objectif – obstacles.
Un roman sans personnage n’est rien.
Un roman avec des personnages sans objectifs n’est rien.
Un roman avec des personnages dont les objectifs sont atteints sans difficultés est d’un ennui terrible.
Les premiers chapitres de la Dramaturgie traitent donc de ces différents éléments.
Caractériser les personnages
En matière d’écriture en général, de caractérisation en particulier, il est primordial de se rappeler de l’adage : « show, don ‘t tell » (en français, montrez et ne racontez pas). Dit autrement, le Geste l’emporte sur la Parole.
Exemple : une situation agace un personnage, appelons-le Martin.
L’écrivain a plusieurs solutions pour transmettre cet agacement au lecteur.
- Il peut écrire : Martin est agacé.
- Il peut utiliser un dialogue et faire témoigner Martin de son état émotionnel « Oh, ça m’agace ! » dit Martin.
- Il peut cumuler le dialogue avec une description : « Oh, ça m’agace ! » dit Martin, exaspéré.
- Il peut montrer les comportements de Martin face à cette situation : Martin s’assoit à table, en jetant un regard noir à la porte. Les doigts de sa main droite tambourinent en rythme sur la table, tandis que de ses lèvres pincées s’échappe un soupir excédé.
Vous constaterez qu’en lisant la quatrième solution, vous visualisez beaucoup plus Martin et son agacement que dans la première solution. Si cet agacement de Martin est important pour l’histoire, s’il y a un peu d’enjeu – typiquement, si cela va être source de conflit dans la scène suivante, quand la porte va s’ouvrir – il est dommage de ne pas mettre l’accent dessus en montrant, plutôt qu’en disant.
Caractériser des personnages est donc primordial pour générer des émotions, et cela passe par les comportements plus que par les mots.
Autre exemple : l’arrivée de Deux-Fleurs à Ankh Morpork, dans la huitième couleur, de Terry Pratchett.
De fait, une fois le coffre déposé sur les pavés, l’étranger plongea la main dans une bourse, et une pièce étincela. Plusieurs pièces. De l’or.
Le lecteur comprend aussitôt que Deux-Fleurs est très riche, pas besoin de le préciser.
L’étranger le lâcha et feuilleta rapidement un petit livre noir qu’il avait tiré de sa ceinture. Puis il prononça : « Banjour. »
Idem, le lecteur comprend tout de suite le côté touriste de Deux-Fleurs, armé de son équivalent du Guide du Routard : il l’imagine, avec tout un tas de présupposés sur les intentions touristiques du personnage… Gagné.
Doter les personnages d’objectifs clairs avec des enjeux forts
Un personnage qui aurait comme seule ambition dans la vie de prendre des repas réguliers et de fumer une bonne pipe ne serait pas très intéressant. Ah, c’est pourtant typiquement l’objectif de Bilbo Sacquet dans le Hobbit de JRR Tolkien. D’ailleurs, le début de ce roman est plutôt longuet, à mon humble avis, parce que Bilbo manque d’objectifs dans la vie. D’ailleurs, son premier objectif concret est de voler le portemonnaie d’un troll… en contradiction avec la caractérisation plutôt débonnaire du hobbit. La scène fait plutôt flop. Par contre, quand les compagnons sont capturés, il y a là un objectif à enjeu fort : survivre aux trolls ! Ça y est, l’histoire commence un peu…
(A noter qu’en réalité, le décalage entre les objectifs de vie de Bilbo et les aventures qu’il subit est censé produire un effet comique. Pour ma part, le résultat est plutôt loupé.)
Les objectifs doivent donc être particulièrement travaillés, car sans eux, on ne comprend pas la mise en mouvement de l’histoire… et on s’ennuie. D’ailleurs, le lecteur doit être informé de ces objectifs, à minima. Si certains ont la tentation de masquer les objectifs de leurs héros, c’est une grossière erreur : sans objectifs ni enjeux, les héros sont inintéressants et le lecteur décroche. Le suspens n’a pas sa place en la matière : au plus vite, le lecteur doit ressentir les objectifs, les enjeux, les motivations des héros pour pouvoir s’intéresser à eux !
C’est plus facile pour un roman à la première personne, à travailler davantage lorsque l’auteur opte pour un point de vue externe.
Il est marrant de noter que, très souvent en Fantasy, l’objectif des héros est de sauver le monde. C’est le cas de Gandalf dans le Seigneur des Anneaux, de Belgarath et Polgara dans la Belgariade, de Rand al’Thor dans la Roue du Temps, … Le risque de mort représente l’un des enjeux les plus forts de tout être vivant, il n’est donc pas étonnant que le lecteur s’intéresse à ces héros qui doivent sauver le monde. Et quand c’est le monde entier qui risque de mourir…
(Nota : cela fait tout de même partie des clichés, souvent reprochés à la Fantasy)
Une exception est très intéressante : les motivations, objectifs et enjeux des « méchants ». Au-delà du terme puéril, les « méchants » n’ont pas besoin de motivations. C’est le principe du McGuffin, qui stipule qu’un « méchant » a forcément de bonnes raisons de l’être, méchant, raisons dont le lecteur se fout éperdument.
Qui s’intéresse aux motivations de Sauron, dans le Seigneur des Anneaux ? D’un Torak ou encore d’un Ténébreux ? Ils sont méchants, cela suffit au lecteur.
Par contre, on veut tout savoir de Frodo ou de Harry, et le lecteur se sentirait floué si les motivations de ces personnages principaux étaient aussi peu esquissées que celles de leurs ennemis.
Adjoindre des obstacles
Les différents types d’obstacles
Notre personnage est caractérisé. Il a ses objectifs, ses motivations : ses désirs. Maintenant, il faut qu’il échoue à les satisfaire.
Oui, sinon, il n’y a rien à raconter.
Yves Lavandier distingue deux grands types d’obstacles : les obstacles d’origine externe et ceux d’origine interne.
Les obstacles d’origine externe sont ceux qui viennent de l’environnement et des autres. Typiquement, les « méchants » sont de magnifiques obstacles externes.
Les obstacles d’origine interne sont ceux qui viennent de la personnalité même des protagonistes.
Exemple : Polgara, dans la Belgariade, qui a sacrifié son bonheur à cause de son sens du devoir et de sa détermination. Son sens moral est un obstacle interne à sa quête du bonheur (objectif commun à tous les êtres humains).
Autre exemple : Rand al’Thor qui est prêt à sacrifier sa vie (objectif ultime de tout être vivant, vivre !) pour son sens du devoir (« le devoir est plus lourd qu’une montagne, la mort plus légère qu’une plume »).
Tragédie vs Mélodrame
Obstacles internes vs obstacles externes : la Tragédie vs le Mélodrame.
La définition de Yves Lavandier du Mélodrame :
« Le mélodrame, à l’inverse de la tragédie, se caractérise par l’accumulation d’obstacles externes. C’est pourquoi les protagonistes de mélodrames sont souvent des victimes innocentes comme les enfants »
Un exemple en Fantasy est illustré par le personnage de Vanyel, au début de La proie de la magie – Les hérauts de Valdemar de Mercedes Lackey.
Dès les premières pages du premier chapitre, le lecteur découvre Vanyel, un adolescent mal-aimé qui est la tête de turc du maître d’armes Jervis (5ème page), face auquel il ne fait pas le poids (écrit noir sur blanc en 6ème page) et qui lui casse volontairement bras, obligé de recourir à l’aide de Lissa, accusé d’avoir triché par son père et menacé de se faire casser le deuxième bras (8ème page). Bref, il s’en prend plein la tronche et subit une vie affreuse, détesté des autres, séparé de Lissa, sa seule amie, puis de fil en aiguille, il va jusqu’à provoquer le suicide de son bien-aimé, alors même qu’il ne fait… rien.
Je ne sais pas vous, mais pour ma part, les personnages mélodramatiques ont tendance à m’agacer. Je ne trouve pas leur histoire intéressante, au sens où ils fonctionnent en « plancton », flottant au gré des événements douloureux, méchants et malchanceux que le destin – pardon, l’auteur ! – leur envoie.
J’ai une nette préférence pour les tragédies, au sens de Lavandier :
-
L’exercice du libre arbitre
-
La présence d’un défaut tragique. Or le défaut tragique n’est rien d’autre qu’un obstacle interne.
Typiquement, Fitz, la Citadelle des Ombres de Robin Hobb, est davantage un personnage tragique lorsqu’il finit torturé dans les cachots de Royal : sa loyauté inébranlable envers son roi et Umbre son mentor représente son principal défaut tragique, auquel on doit ajouter son obstination. Fitz aurait pu fuir, mais non : il a choisi l’affrontement… avec les conséquences terribles que connaissent ceux qui ont lu ce magnifique livre.
Pour ma part, j’ai eu du mal à avancer dans la lecture des Hérauts de Valdemar, alors même que les livres sont très courts. A l’inverse, j’ai dévoré les milliers de pages de la Citadelle des Ombres sans aucun souci. Et vous ?
Polgara, Rand al’Thor, mais aussi Snape/Rogue dans Harry Potter ou encore Locke Lamora dans les Mensonges de Locke Lamora, sont des personnages aux défauts tragiques bien caractérisés : sens du devoir, amour, tentation du bon plan. Et ils en sont très intéressants, car pour avancer, ils doivent non seulement résister à des obstacles externes forts, mais en prime, ils doivent composer avec leurs propres démons… Un peu comme dans la vraie vie : nos problèmes viennent au moins aussi souvent de nous-mêmes que des autres…
Conflit et Deus ex Machina
Attention au Deus ex Machina.
Le Deus ex Machina, Yves Lavandier le définit comme :
« l’événement inattendu et improbable qui vient régler les problèmes du protagoniste à la dernière minute. »
Un exemple caractéristique, issu du pourtant exceptionnel Seigneur des Anneaux :
«C’est ainsi qu’au déclin de l’été, par une nuit de lune, Gwaihir, Seigneur du Vent, le plus rapide des Grands Aigles, vint impromptu à Orthanc, et il me trouva debout sur la cime. Je lui parlai alors, et il m’emporta avant que Saroumane ne fût sur ses gardes. J’étais loin d’Isengard quand les loups et les orques sortirent de la porte à ma poursuite.
Gandalf le dit très bien : Gwaihir est venu de façon tout à fait impromptue le sauver des griffes de Saroumane… dont il aurait eu bien du mal à se défaire tout seul. C’est inattendu et improbable, facilité d’auteur pour sortir son protagoniste d’une mauvaise passe.
D’ailleurs, le film donne un rôle plus actif à Gandalf qui attrape d’abord un papillon – statistiquement plus probable – pour appeler Gwaihir à l’aide.
S’il n’y a pas de difficulté pour les héros, le lecteur va s’ennuyer. S’il y a beaucoup de difficultés, le lecteur vit la situation avec émotions et prolonge sa lecture pour savoir comment va s’en tirer les héros… avec le risque d’être déçu ! Car si les héros s’en sortent grâce à une intervention impromptue, un Deux ex Machina, le lecteur peut devenir frustré. Forcément : cette intervention impromptue n’est pas liée à la chance, mais à l’auteur qui est tout-puissant sur son histoire.
Pourquoi l’écrivain tombe vite dans le Deux ex Machina ? C’est très simple : nous avons l’envie d’en faire baver à nos héros, de rendre leur vie impossible, parce que nous savons que le lecteur suivra avec plus d’intensité émotionnelle les péripéties des héros (et de la même façon, l’auteur s’attachera également davantage à ses personnages !). Parfois, nous allons très loin… Trop loin. Et les héros n’ont alors plus les ressources personnelles pour se sortir de la situation inextricable dans laquelle nous les avons jetés. Impasse.
Deux solutions :
- Revenir en arrière, rayer une partie du texte, le remanier… et renoncer à certaines péripéties haletantes.
- Trouver une solution externe « impromptue ».
Or les écrivains n’aiment pas beaucoup renoncer à une partie de leur texte… Pas étonnant donc qu’ils optent plus facilement pour le Deus ex Machina.
Une troisième solution existe : préparer l’intervention miraculeuse dans les chapitres précédents. Donc si l’auteur est très content des difficultés incroyables qu’il vient d’écrire, charge à lui de reprendre les précédents chapitres et de semer une « préparation » qui permettra au lecteur de comprendre que tout était prévu… Ce n’est donc plus un Deus ex Machina !
Voilà la fin de ce premier billet, dont la conclusion tient en :
Personnage + objectif + obstacles => conflit => émotion
Maintenant, à vous de jouer pour créer davantage de Conflit dans vos œuvres, pour encore davantage d’émotions !
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